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Journal d'un rêveur
9 février 2007

Tribune de Dominique Strauss Kahn (Le Monde)

EUROPE: FAIRE ENTENDRE NOTRE VOIX

Il faut prendre la mesure de l'événement, considérable. Le 26 janvier, pour la première fois depuis cinquante ans, les principaux pays européens se sont réunis sans la France pour évoquer l'avenir de l'Europe.

Pendant ce temps, la France se tait. Après un accès de courroux, ou de mauvaise humeur, elle tente de minimiser la rencontre. De faire comme si l'Europe n'existait plus, comme si, dans un monde de plus en plus incertain et dangereux, le devenir de notre pays pouvait s'imaginer sans une Europe forte.

Cette politique de l'autruche ne peut plus durer.

Je comprends la volonté des pays réunis à Madrid de voir leur propre vote, différent du nôtre, respecté. Pourtant, la réunion de Madrid, sans la France, est un précédent désastreux. Laissera-t-on l'Allemagne penser qu'elle doit se tourner vers d'autres partenaires privilégiés pour avancer ? Laissera-t-on la dynamique Espagne se convaincre que le voisin du nord des Pyrénées est défaillant ? Laissera-t-on l'Italie que nous avons emmenée avec nous dans l'euro croire que décidément rien ne viendra plus de Paris ?

Il est plus que temps que la France parle. Il s'agit de rétablir la confiance des Français dans la marche de l'Union tout autant que de faire savoir à nos partenaires que la France a un projet d'avenir pour l'Europe qu'elle entend discuter, négocier, partager, dans la confiance due à ses partenaires européens, mais aussi dans l'exigence qu'imposent les attentes du peuple français.

La négociation sera rude, âpre, comme toujours. Ce sera du donnant-donnant. Mais rien n'est pire que l'absence et le silence, qui laissent s'installer le doute sur la volonté de vivre et de construire ensemble. Il ne s'agit pas de consentir à je ne sais quel reniement devant les dix-huit pays qui ont ratifié le projet de traité constitutionnel et qui se sont réunis le 26 janvier à Madrid, d'exprimer une nostalgie ou une volonté de revanche sur le vote du 29 mai 2005. La décision du peuple français rejetant ce projet de traité doit évidemment être pleinement assumée.

Elle comportait certes une forte composante nationale de rejet du président de la République, de son gouvernement et de sa majorité. Mais le vote des Français, de ceux qui ont voté non, portait aussi, fondamentalement, une profonde insatisfaction à l'égard de l'Europe telle qu'elle se construit aujourd'hui. Une Europe insuffisamment démocratique ; une Europe aux frontières trop floues ; une Europe trop molle face aux dérives de la mondialisation ; une Europe trop chiche face aux inégalités de développement économique et social ; une Europe trop silencieuse face aux désordres du monde. Une bonne partie de ceux qui ont voté oui, comme moi, n'ignoraient pas ces insuffisances.

Les partenaires européens qui ont ratifié le projet de traité constitutionnel doivent et devront entendre cela : le peuple français a rejeté ce projet. Rien ne pourra être fait comme si cette décision n'avait pas été prise. Nous ne pourrons pas accepter un nouveau vote de ce projet. Nous ne pourrons pas nous contenter de quelques habillages de circonstance. Cette aspiration à un autre cours européen doit être portée avec fierté, enthousiasme et rigueur, dans une négociation sérieuse et fondatrice avec nos partenaires. Mais pour que la négociation se noue, encore faudrait-il que nos partenaires sachent ce que nous voulons. C'est ce qu'attendent tout particulièrement nos amis allemands, qui tenteront dans les prochaines semaines, présidant l'Union européenne, de relancer le projet commun. Celles et ceux qui croient que le silence peut être fait sur le débat européen se trompent. Ni les Français, ni les autres Européens, ni même les peuples du Sud qui attendent de l'Europe qu'elle assume ses responsabilités, ne le pardonneraient.

Il nous faudra entendre, comprendre ce qui, dans le projet initial de traité, est le plus indispensable à nos partenaires et pourra être acceptable par le peuple français. Chacun sait bien par exemple qu'une clarification des compétences entre l'Union et les Etats membres est indispensable pour un Etat fédéral comme l'Allemagne ou fortement décentralisé comme l'Espagne. Cette démarche permettrait dans le même temps de répondre au souci des Français de voir respecter l'identité nationale.

Chacun sait aussi que nombreux sont nos partenaires qui souhaitent disposer d'une véritable diplomatie européenne, avec un ministre européen des affaires étrangères doté de services propres. Cela correspond au souhait des Français de voir l'Europe porter, pacifiquement, les valeurs de paix, de développement et de démocratie, et contribuer à un monde plus équilibré, alors que menace le choc des civilisations, nourri à la fois par la montée du terrorisme et par l'unilatéralisme de l'administration Bush.

Il nous faudra surtout savoir, et faire savoir à nos partenaires, ce que le peuple français attend pour adhérer à nouveau au projet européen et, à terme rapproché, à un traité. J'ai la conviction, comme la chancelière Angela Merkel, que la réforme institutionnelle est indispensable, que le processus doit être achevé avant les élections européennes de 2009, et qu'un nouveau revers serait pour l'Europe un échec historique.

La France aurait dû être présente à Madrid le 26 janvier. Elle aurait pu y faire valoir cinq ambitions pour retrouver le chemin de la construction de l'Europe :

- plus de démocratie pour l'Europe, car la contradiction entre l'extension des compétences de l'Union, d'une part, et son fonctionnement largement encore technocratique, d'autre part, est devenue intenable. Le Parlement européen doit, avec des pouvoirs accrus, être au coeur d'une nouvelle démocratie européenne. En défaisant la directive Bolkestein sur les services, il a fait la démonstration de sa capacité à entendre les aspirations des Européens ;

- des moyens budgétaires sérieux pour réduire les inégalités de développement dans l'Europe élargie, lutter contre le dumping social, fiscal et environnemental, soutenir les politiques d'avenir pour la connaissance, l'énergie, le développement durable et le développement au sud de la Méditerranée, notamment pour maîtriser les flux migratoires ;

- un gouvernement économique de l'Europe permettant de remettre la croissance et l'emploi au coeur de la politique économique en accompagnement de la monnaie commune ;

- de nouveaux droits sociaux pour les Européens, à travers l'intégration de la Charte des droits fondamentaux, mais aussi la reconnaissance des services publics ou la création d'un salaire minimum dans chaque pays de l'Union. Le prochain traité devra être un traité social ;

- une clarification des frontières de l'Europe, les prochains élargissements devant être précédés par un approfondissement et une plus grande efficacité du projet européen. Avant de continuer à élargir - ce qui m'apparaît toujours souhaitable à terme pour les Balkans et la Turquie -, il faudra avoir retrouvé l'adhésion des Français et de tous les Européens au projet commun.

Tous ces éléments doivent être discutés, négociés avec nos partenaires, très rapidement. La France ne peut continuer à être silencieuse. Elle ne peut laisser faire sans elle. Ce n'est pas ce que les Français ont voulu. Pour la France, pour l'Europe, il est temps de parler et de se remettre au travail. Le temps des propositions précises pour la relance de l'Europe politique viendra, aujourd'hui j'en appelle au réveil des voix européennes en France.

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